« Parlons écriture »

Le coup de la panne

 

Pendant l’écriture de mon roman les Etés de Grande-Maison, j’ai vécu une drôle d’aventure : je m’étais offert les meilleures conditions possibles pour écrire : se mettre au vert quatre mois pleins. Quatre mois sans bouger de chez soi. (Le confinement avant l’heure… mais sans aucune contrainte, ni attestation… ni menace virale d’aucune sorte). N’avoir pour seul mouvement de paysage à travers la fenêtre de mon bureau que le ballet des oiseaux qui venaient chaque jour à la même heure, picoter les graines que je leur achetais chaque semaine. Ma seule distraction autorisée.

Un choix délibéré, assumé.

Le seul divertissement permis pour ne pas me déconcentrer. Merci à Pascal et sa théorie du divertissement. La déconcentration est si facile : le moindre bruit, sans parler du téléphone, de la tentation des réseaux sociaux (que j’abandonnai avec joie pendant cette période), ou de l’attrait soudain pour un mail qui arrive. Ce n’est pas un solide fil de soie. C’est un fil de bâti de couturière qu’on peut rompre comme un rien.  Se plonger dans ce bain-là, avec délices. Voire volupté. Mais aussi parfois s’engager dans un goulet très étroit.

 

 

Reprendre ses marques.

L’acmée de cet étrange exercice s’est passée un jour précis. Je cherchais depuis quelques jours pour mon intrigue, un coup de théâtre qui devait se situer, chez le notaire, au moment de la lecture d’un testament. Le héros qui venait de mourir, avait eu une double vie laquelle était révélée à tous. Pour commencer à bâtir cette double vie, car je ne l’avais pas prévue jusque-là, (l’idée m’était venue soudainement et les personnages eux-mêmes n’étaient pas prévenus du coup de théâtre), il me fallait imaginer en accéléré un personnage comme on sort un lapin d’un chapeau de prestidigitateur. Et qui dit personnage qui commence à s’incarner nécessite pour commencer, un prénom. Après, en principe, suivant le choix du prénom, la corde à noeuds livre un à un les éléments-clés : personnalité, milieu social, histoire familiale etc.. .

Quel prénom pouvait bien porter en lui la clé de toutes ces exigences ?

Comme souvent, j’ai laissé errer mon regard sur l’étagère de mon bureau, où s’alignent les livres dont j’ai spécifiquement besoin pour le roman en cours, plus mes chouchous symboliques : l’anthologie de la poésie de Georges Pompidou, exemplaire de poche qui doit avoir «  cent ans » tant il a été consulté, trituré, plié, lu aux mêmes pages ; près de  lui, un livre pour enfants, désopilant, lui aussi lu et relu mille fois à mes enfants, lorsqu’ils trouvaient que leur mère étaient un peu spé… Le titre en dit déjà long : j’ai un problème avec ma mère. Où il apparaît que la mère en question est une sorcière foldingue, qu’elle porte des chapeaux déjantés sur lequel s’enroulent des serpents qui ne font peur à personne et des rats plutôt sympathiques. Quand les parents d’élèves aussi sages que leurs enfants, les emmènent à l’école le matin, la mère en question file avec sa marmaille sur un manche à balai, au -dessus du monde, transforme les parents d’élèves en crapauds interloqués et met son mari en bocal « jusqu’à ce qu’il se décide enfin à ne plus aller au bistro ». La morale de l’histoire : si le fiston ingrat avait honte de sa mère au départ, il s’est vite aperçu que tous ses copains de classe la trouvaient géniale et auraient bien aimé l’échanger contre leurs propres parents. Sans compter que d’une seule incantation bizarre, celle-ci avait sauvé l’école, mis fin à un incendie, et avait été portée en triomphe pour sa bravoure et son sang-froid. Cette histoire mettait autant mes enfants en joie que moi. Sans doute pas pour les mêmes raisons. Elle me consolait de mes horaires décousus, de mes failles de mère imparfaite, des goûters ratés, des comparaisons avec les autres mères si rangées.

Sur mon étagère, « J’ai un problème avec ma mère », voisine incongrument avec Etty Hillesum et son chef d’œuvre Une vie bouleversée, avec Charles Juliet, d’une rive à l’autre, avec Nancy Huston et son Journal de la création ou encore avec Louise de Vilmorin et son violon de Crémone. Tous ces phares qui éclairent la route d’un auteur, tout en le remettant gentiment mais fermement à sa place. En l’obligeant au travail. Ou tout au moins, on peut l’espérer à l’humilité.

Au milieu, un autre livre, objet de la traduction en cours de Black Rainbow de Rachel Kelly… dont je parlerai bientôt dans un post. 

C’est ce prénom, Rachel, qui a fait tilt. Et par lui, a commencé le détricotage que connaissent les auteurs. Soudain, tout s’éclaire. La pelote suit. Car le prénom Rachel, dans un contexte non plus actuel mais de Seconde Guerre mondiale, prend une dimension tout autre. Sa vie a surgi. Par le biais d’une rangée de livres en désordre sur un coin de bureau. Le livre a pris une orientation différente, orientation que je n’avais jamais envisagée auparavant. Mais que sans doute, j’espérais plus ou moins. Le personnage que j’avais fait mourir n’était plus un salaud que l’on avait cru collabo mais il avait mené une double vie, avait eu Rachel pour amante, une Rachel de confession juive qui lui avait donné un enfant et il avait tout fait, mais en vain, pour sortir l’amour de sa vie de sa destination finale.

Ce moment de grâce, je crois que je n’aurais pas pu le vivre si je n’avais pas accepté la perspective de la panne d’inspiration. Qu’il me fallait m’en remettre au destin pour qu’il me sorte de ce pétrin.

Faire confiance.

Ecrire c’est accepter l’abandon.  S’abandonner à une « puissance » créatrice que l’on porte en soi et qui vous guide à condition d’accepter de lâcher les rênes. A chaque refus, chaque contraction, chaque résistance, écrire redevient un combat. Et l’on ne fait plus qu’écrivailler. Mais si on accepte la reddition, « l’incontrôle, » (et non la perte de contrôle) viennent des mots qu’on n’attendait pas, qu’on n’imaginait pas pouvoir débusquer mais qu’on espérait. Concéder l’abandon et les mots surviennent. L’image qui me vient :  une cohorte de cuisiniers, toute toque blanche amidonnée sur le chef et portant sous un dôme argenté, les mets les plus extraordinaires.

Laisser faire le processus et tout arrive.

Bien sûr on peut être tenté d’accélérer le mouvement, ou pire être astreint à un délai, et donc refuser l’abandon. C’est pourtant à ce moment extrême qu’il est indispensable de se laisser couler. D’accueillir. Car incroyablement le processus fonctionne encore mieux ; s’offrir alors une pause, malgré le calendrier, les impératifs, le rendement : une nuit, quelques heures, une promenade, n’importe quel moyen de lâcher son ouvrage, un trajet en voiture (on sait combien l’esprit est soudain pris du même cycle de vitesse que la voiture elle-même), écouter Fauré et la Pavane de l’infante défunte… et les mots remontent. D’on ne sait où. Ne pas chercher comment le mécanisme est possible. Cela advient, c’est tout et essentiel.  En revanche un préalable est exigé. Et en écrivant cette phrase, je me trouve gonflée. Car ce préalable, je ne l’applique pas tout le temps. Il « faut », en tout cas, il faudrait écrire tous les jours. Sinon le miracle n’advient pas … Quoique, ces miracles-là ont plus d’indulgence qu’on ne croit.

Et je me suis demandé si le processus de la vie ne tenait pas de ce même miracle.  Serait-ce quand on lâche, que les choses se dénouent ; quand on accepte de ne plus avoir de contrôle, de laisser faire ?  Mais pour parvenir à cette confiance absolue en la vie, que de claques dans la gueule, avant. Que de fausses routes, d’illusions, d’aveuglement. L’écriture et la vie, même combat ? Pourquoi ne me l’avait-on pas dit avant ? J’aurais pris mes précautions. La phrase est idiote, mais elle m’a traversé l’esprit et j’avais envie de la voir écrite. Justement non, il ne fallait prendre aucune mesure préventive et laisser faire.

Stendhal l’a écrit :

Si j’eusse parlé vers 1795 de mon projet d’écrire, quelque homme sensé m’eût dit : écrivez tous les jours pendant deux heures, génie ou non. Ce mot m’eût fait employer dix ans de ma vie dépensés niaisement à attendre le génie.

Il suffit de remplacer le mot génie trop élitiste, par inspiration ou par … vie.

Cela relève de la même recherche.

 

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